AMOUR, GRAMMAIRE ET CICCHETTI
L'EPOPEA DELL''ERASMUS, UN CORSARO DI CARAVAGGIO !
Chronique de KRISTIAN FRÉDRIC
12 septembre 2024
La cloche sonne, comme dans une scène d’introduction où tout commence calmement, avant de déraper. C’est le signal que la journée avec Roberta, notre muse linguistique, va débuter. La porte s’ouvre dans un grincement parfaitement cinématographique, et dans le faisceau de lumière matinale, elle apparaît. Roberta. La quintessence de la beauté italienne, la grâce incarnée.
Elle avance comme dans un ralenti de Fellini, les yeux pétillants, sa démarche fluide, comme si elle flottait entre les bureaux. Ce n’est pas une simple professeure d’italien. Non. Roberta est un phénomène. Un opéra ambulant. Chaque mot qu’elle prononce est une symphonie, chaque geste est une œuvre d’art.
— "Buongiorno a tutti," murmure-t-elle, avec une voix douce et grave qui fait trembler l’air. (Bonjour à tous).
Et là, tout le monde est scotché. Plus un bruit. Le monde extérieur disparaît. Nous ne sommes plus que des marionnettes au bout de ses doigts gracieux, pendus à chacun de ses mots.
Puis, c’est le moment où tout dérape dans ma tête. Je me perds dans une rêverie digne des plus grands fantasmes cinématographiques. Je me revois dans cette fameuse scène d’Indiana Jones, où Harrison Ford se retrouve face à cette étudiante qui a écrit "Love You" sur ses paupières. Mais là, c’est moi à la place de l’étudiante, avec mes paupières ornées d’un magnifique "Ti amo" en lettres majuscules. Je me penche légèrement en avant, dans un moment dramatique, espérant qu’elle le verra.
Roberta s’approche, plissant les yeux. Elle penche la tête et murmure avec un sourire malicieux :
— "Ah, sì ? Credi davvero che scrivere ti amo sugli occhi ti aiuterà a capire il congiuntivo ?" (Ah, oui ? Tu penses vraiment qu’écrire "je t’aime" sur tes yeux t’aidera à comprendre le subjonctif ?)
Le rêve éclate en mille morceaux. Retour à la réalité. Elle a raison, évidemment. Mais il faut dire que je la préfère à Harrison Ford. C’est indiscutable.
Cependant, il n’y a pas que mes fantasmes qui me mettent en danger dans cette classe. La véritable bataille est ailleurs. L’école n’est pas un havre de paix linguistique. Oh non. Elle est le théâtre d’une guerre secrète, larvée, mais brutale. Une guerre froide entre deux clans bien distincts : les Puristes et les Pragmatiques.
Les Puristes, ce sont ceux qui traitent la langue italienne comme une œuvre d’art sacrée. Pour eux, chaque règle est un trésor, chaque irrégularité une énigme divine. Ils parlent de Dante comme d’un ami intime, et regardent avec mépris ceux qui osent écorcher un subjonctif. De l’autre côté, les Pragmatiques. Ceux-là sont là pour des raisons bien plus simples. Commander un espresso, flirter avec un barista, ou juste comprendre un panneau dans les vaporetti. La grammaire ? Une option. Ils se battent pour une version plus flexible, plus fluide de l’italien.
Et chaque jour, la tension monte. Roberta, évidemment, voit tout. Elle est là, observant, amusée, comme une spectatrice invisible d’un drame italien. Un jour, après une énième bataille verbale autour de la conjugaison du verbe "piacere", les Puristes décident de passer à l’offensive. Ils montent un coup magistral. Leur plan ? Voler les corrigés de conjugaison des Pragmatiques, laissant leurs ennemis dans la panade totale.
Le lendemain matin, scène de chaos. Les Pragmatiques arrivent en classe, perdus, les corrigés envolés. Les Puristes se pavanent, sûrs d’eux, exhibant leurs carnets pleins de notes comme des trophées de guerre. C’est une scène digne de La Guerre des Boutons, mais à la sauce linguistique. Les Puristes ont remplacé les boutons de chemise par des fiches de grammaire. Ils s’échangent des fiches comme des billets de banque, et chaque règle arrachée aux Pragmatiques est un nouveau trophée. Les bretelles ? Des tableaux de conjugaison dérobés.
Roberta, au fond de la classe, observe tout ça avec son sourire énigmatique. C’est comme si elle voyait là une forme d’hommage à la passione italiana.
— "Ah, ragazzi, siete peggio dei bambini…" (Ah, les enfants, vous êtes pires que des gamins...) dit-elle en secouant la tête, amusée.
9h00, l’heure fatidique. Les verbes irréguliers. Roberta s’avance avec un air de défi. Elle sait que c’est ici que la vraie bataille va se jouer.
— "Allora, oggi vediamo i verbi irregolari." annonce-t-elle. (Alors, aujourd’hui, nous voyons les verbes irréguliers).
Elle dit ça comme si c’était une formalité, mais on sait tous que c’est une embuscade. Les verbes irréguliers en italien, c’est comme tenter de traverser le Grand Canal à la nage en costume trois pièces : tu ne vas pas t’en sortir indemne.
— "Prendiamo il verbo andare." continue-t-elle. (Prenons le verbe aller).
On se regarde tous, en sueur. Andare. Simple ? Non. Piège mortel.
— "Io vado, tu vai, lui va… e poi ?" demande-t-elle, ses yeux brillants de malice. (Je vais, tu vas, il va… et ensuite ?)
Personne n’ose parler. Le silence est palpable. La tension monte comme dans un film de Sergio Leone. Qui osera défier la reine des verbes irréguliers ?
10h30, la pause salvatrice. Enfin, un peu de répit après cette épreuve. Certains se ruent sur le café et le cornetto, d’autres optent pour un prosecco bien mérité. Moi, après ce duel épique, je me dirige directement vers un verre de prosecco. Rien de tel pour calmer les nerfs après avoir affronté un verbo irregolare.
11h00, retour au combat. Roberta, toujours aussi majestueuse, nous lance un petit jeu. Il s’agit de conjuguer sous pression. Chaque élève tente de briller, de prouver qu’il mérite un regard approbateur. Le stress est à son comble.
— "Io faccio… tu fai… lui… fa ?" j’hésite, les mains tremblantes. (Je fais, tu fais, il… fait ?)
— "Sì, bravo !" lance Roberta avec un sourire ravageur.
Ce sourire. Il suffit à redonner la vie à un élève en pleine décomposition. Il suffit à tout effacer. C’est ma récompense,mon trésor. Pas besoin d’antisèches aujourd’hui. Roudoudou peut bien aller se gratter. J’ai gagné mon duel. Je suis le héros de la classe.
Et puis, vient la fin. La cloche sonne. La journée est terminée. On pourrait croire que tout est fini, mais non. Roberta,avec la précision d’une actrice dans une grande scène finale, range ses affaires avec une élégance parfaite. Chaque mouvement est un chef-d’œuvre. Les élèves la regardent partir, hypnotisés. Et moi, je la regarde comme un cinéphile fasciné par l’ultime scène d’un film culte.
Juste avant de sortir, elle se retourne, son sourire toujours accroché à ses lèvres.
— "A domani, ragazzi…" murmure-t-elle. (À demain, les enfants).
Et puis, elle disparaît. Mais je sais que demain, la bataille recommencera. Et peut-être, juste peut-être, qu’un jour, je n’aurai plus besoin d’écrire "Ti amo" sur mes paupières.
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